L’un des obstacles mis à une révision des choix inefficaces effectués il y a un demi-siècle réside dans l’élaboration doctrinale qui a été opérée au cours de cette période et qui contribue à brouiller la lucidité envers la réalité.
Du concile Vatican II à aujourd’hui, la constitution Gaudium et spes a représenté la pierre angulaire de la doctrine sociale et politique de l’Eglise. Selon les termes de Jean-Paul II, elle est « la Magna Carta de la dignité humaine ». Depuis 1965, « Gaudium et spes trace le visage d’une Église “intimement solidaire du genre humain et de son histoire”, qui chemine avec toute l’humanité et qui est sujette, avec le monde, au même sort terrestre, tout en étant “le ferment et, pour ainsi dire, l’âme de la société humaine appelée à être renouvelée dans le Christ et transformée en famille de Dieu” ». Quant à la clé de compréhension de Gaudium et spes, c’est la personne :
« Tout [y] est considéré à partir de la personne et en direction de la personne, “seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même”. La société, ses structures et son développement doivent être finalisés à “l’essor de la personne”. Pour la première fois, le Magistère de l’Église, à son plus haut niveau, s’exprime de manière aussi large sur les différents aspects temporels de la vie chrétienne : “On doit reconnaître que l’attention apportée par la Constitution aux changements sociaux, psychologiques, politiques, économiques, moraux et religieux a stimulé toujours plus […] la préoccupation pastorale de l’Église pour les problèmes des hommes et le dialogue avec le monde” ».
Gaudium et spes est l’acte initial d’introduction du personnalisme dans le magistère catholique, de sorte que la conception que ce texte développe au sujet de la personne déterminera le type de relation entre l’Eglise, le monde et les hommes. L’objet du présent article est d’élucider ce point de départ.
Qu’est-ce que l’homme pour Gaudium et spes ? Dans son principe, il se présente comme un mystère, une contrariété, dès lors que « tout homme demeure à ses propres yeux une question insoluble qu’il perçoit confusément », question qui « ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné ». La vérité de l’homme se laisse trouver quand le Christ, la Vérité même, lui révèle sa propre vérité : le Christ, image de Dieu le Père, révèle à l’homme sa vérité d’image de Dieu. Le Christ, nouvel Adam, « dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation ».
C’est dans le Christ, image du Dieu invisible, que l’homme a été créé à l’image et ressemblance du Créateur ; « c’est dans le Christ, rédempteur et sauveur, que l’image divine, altérée dans l’homme par le premier péché, a été restaurée dans sa beauté originelle et ennoblie de la grâce de Dieu ». De la théologie paulinienne selon laquelle l’image parfaite de Dieu est le Christ lui-même, il suit que l’homme doit se conformer à cette Image pour devenir enfant du Père, par la puissance de l’Esprit Saint. Pour devenir enfant de Dieu, il est nécessaire que l’homme participe activement à sa transformation en se conformant au modèle, c’est-à-dire à l’Image du Fils. Etant image de Dieu révélée par le Verbe, l’homme acquiert sa dignité dans la création. « La dignité de la personne humaine s’enracine dans sa création à l’image et à la ressemblance de Dieu ». En raison de cette dignité personnelle, présente de manière égale en tout homme, la personne humaine est « la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même », formule souvent reprise par Jean-Paul II, et qui se fonde sur les capacités spirituelles d’intelligence et de volonté, principalement, par le don de la liberté, la vraie liberté étant dans l’homme « le signe privilégié de l’image divine ».
En conséquence « [l’]Eglise [reconnaît et affirme] le caractère central de la personne humaine en tout domaine et manifestation de la socialité » ; « L’action sociale des chrétiens doit s’inspirer du principe fondamental de la centralité de l’homme », parce que la personne humaine « est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions », en vertu de quoi « tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet ». Mais l’homme ne doit-il pas s’ordonner au Christ, et par sa médiation, à Dieu ? C’est d’ailleurs ce qu’affirme une autre constitution conciliaire, Lumen Gentium, en suivant l’enseignement de saint Paul (1 Cor 3, 23). Toujours est-il que Gaudium et spes ne le fait pas, concentrant la totalité de son attention sur la personne humaine. Telle est la clé de l’humanisme chrétien, qui comprend le christianisme « comme un grand mouvement pour la défense de la personne humaine et la protection de sa dignité ». La dignité de la personne humaine est la colonne vertébrale de la doctrine sociale de l’Eglise, le « principe […] sur lequel reposent tous les autres principes et contenus de la doctrine sociale ».
Est-il possible de douter que la clé de la rédaction et de la lecture de Gaudium et spes soit anthropocentrique ? Comme cela est dit dès l’introduction du document, ce texte ne s’adresse pas aux chrétiens mais à tous les hommes, dont les disciples du Christ se sentent « solidaires ». En se tournant vers l’homme, l’Eglise d’aujourd’hui semblerait rejoindre ainsi l’humanisme chrétien de la Renaissance, et voler au secours de l’humanisme moderne pour le baptiser et l’intégrer à son propre héritage. Et bien qu’elle ne soit que l’expression d’un souhait, cette volonté dirige la rencontre de l’Eglise avec le monde et avec Dieu, se persuadant que « l’homme est la finalité du monde et que le devoir du genre humain consiste dans la maîtrise de la réalité mondaine ».
La théologie de l’imago Dei se réfère à la dignité objective de la personne, appelée au salut en raison de sa rationalité et de sa liberté. Cette dignité et ce salut se réalisent d’une manière dynamique dans laquelle s’entrecroisent l’historicité de la vie humaine et la réalisation de sa finalité au-delà de l’histoire. La dignité exige un déploiement social, car « en se découvrant aimé de Dieu, l’homme comprend sa dignité transcendante, il apprend à ne pas se contenter de soi et à rencontrer l’autre dans un tissu de relations toujours plus authentiquement humaines » ; c’est la loi de l’amour, « capable de transformer de façon radicale les rapports que les êtres humains entretiennent entre eux ». Le péché assombrit la dignité ontologique, mais il ne l’efface pas, car, bien que la rupture avec Dieu produise un déchirement, l’homme demeure imago Dei et capax Dei.
Jean Fernando Segovia